L’auteur Pierre Brunet est né en 1936 à Mâcon où il réside encore aujourd’hui. Il effectue son service national en Algérie (1961-1962), où il conçoit les grandes lignes de ce qui deviendra "Histoire de Daniel V." un livre qui vous intéressera car c’est un magnifique témoignage sur les dernières semaines de la guerre d’Algérie et sur la façon dont la mémoire travaille les souvenirs complexes et souvent contradictoires de cette période. Ce texte l'accompagne de façon souterraine et intermittente, jusqu'à trouver sa forme définitive ici, plus de cinquante années après les faits.
“De son visage, de son corps, après tant d’années, j’ai presque tout oublié. J’avais une seule photo de lui, il y a longtemps que je l’ai perdue. C’était une photo de groupe, prise au cours d’une des rares patrouilles que nous ayons menées ensemble pendant mon bref séjour à Rio Salado. Son visage s’y fondait en profil perdu sur l’horizon flou des collines ; seule sa main droite, posée bien à plat sur le chargeur du pistolet-mitrailleur, parvenait, quand je regardais cette photo, à accrocher des bribes de mémoire.”
Algérie – juin 1962
Les souvenirs de ce printemps à la fois chaotique et violent refluent à la mémoire du narrateur. Qui était Daniel V., engagé volontaire dans l’armée française, ce jeune homme avec qui il n’a pas eu le temps de nouer amitié ?
Au fil des années, les traces des événements se sont mêlées et diluées. Plus de cinquante ans après, quelle part ont la mémoire et l’imagination – se confondant parfois, jusqu’au bord de la folie ?
Extrait : "Essayant comme je le fais ici de reconstituer ce que pouvait être la vie que Daniel V. menait à Rio Salado pendant ces journées de mai et de juin 1962, je sais que je trahis ma mémoire, que je ne rends pas compte de la façon vraie dont cette vie m’est apparue alors, dont je l’ai un peu partagée. Nous n’avions pratiquement plus de contact avec la hiérarchie militaire ; les informations qui nous parvenaient par la radio étaient confuses, contradictoires, nous avions fini par ne plus les écouter. Les rumeurs qui circulaient parmi les hommes ne répercutaient, en les amplifiant souvent, que les désordres de l’OAS ; je me souviens qu’un jour le bruit s’est répandu d’un gigantesque incendie à Oran, qui avait détruit de fond en comble la bibliothèque municipale : c’est la seule occasion, je crois, où j’aie vu Daniel V. manifester quelque émotion ; j’avais évoqué, avec un zèle humaniste bien mal venu, des exemples classiques de vandalisme, Érostrate ou la bibliothèque d’Alexandrie, je ne sais plus, il me fit taire avec irritation. Mais, le plus souvent, il ne se départait pas d’un calme qui m’impressionnait, et qu’il finit par me communiquer.
J’oubliais peu à peu cette tension, cette urgence confuse, ce grand désordre de tous côtés, je me laissais gagner par la sérénité vide qui émanait de Daniel V. Je passais de longues heures vacantes à contempler l’horizon des collines surchauffées fumant sous le soleil d’un été précoce. Les ruines trop blanches d’un aqueduc romain barraient la vallée d’un oued depuis longtemps tari, mon regard aimait à s’y poser. Déjà, alors, peut-être, je pensais à ces autres soldats, à ces autres colons, qui il y a des siècles étaient venus, imposant leur ordre fragile, irriguant ces terres arides, et puis étaient repartis, et leurs traces s’étaient effacées, les pierres n’avaient pas retenu l’eau, les corps suppliciés étaient retournés à la terre. La nuit, j’avais insisté pour prendre moi aussi mon tour de garde, sur le petit mirador qui dominait le poste, nous n’étions pas si nombreux et Daniel V. avait fini par accepter, je cherchais des yeux les ruines de l’aqueduc qui brillait sous la lune, plus glorieux encore que le jour ; le rythme altier de ses sept arches suspendues dans les ténèbres apaisait les battements de mon coeur ; je ne sursautais plus au cri des chacals."
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Pour information, le livre est en vente à 8 euros. Il a fait l'objet du "coup de coeur" de Michel Crépu au Masque et la plume du 15 septembre 2013 sur France Inter.
Anne-Laure Brisac
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