PORTRAIT - Rescapée de Ravensbrück, cette femme remarquable n’a cessé de militer pour les droits de l’homme. Les enfants ont été au cœur de ses combats. Aujourd’hui, à 90 ans, elle préside la Fondation pour la mémoire de la déportation et se déplace encore dans les collèges.
Témoigner encore et toujours. Malgré ses quatre-vingt-dix ans, Marie-José Chombart de Lauwe continue volontiers. Ce jour-là, la présidente de la fondation pour la mémoire de la déportation nous reçoit chez elle, dans son pavillon situé en banlieue parisienne. Sur la table du séjour, elle a sorti un tas de documents qui retracent son parcours. L’Ausweis qui, pendant la guerre, lui permit de circuler sur la côte et de résister, elle, la jeune étudiante en médecine. Le brassard "Revier" qu’elle portait au camp de Ravensbrück, quand elle fut affectée à l’infirmerie. Le registre des naissances où furent recensés les bébés dont elle s’occupait lorsqu’elle fut embauchée à la chambre des enfants.
Près de soixante-dix ans plus tard, cette dame aux cheveux blancs et à la silhouette menue n’a pas perdu sa vivacité. Elle nous entraîne dans son bureau pour nous montrer, en photo, l’inauguration d’un collège qui porte son nom à Paimpol (Côtes d’Armor). Et quand, découvrant un cliché où elle pose à côté de Daniel Cordier, l’ancien secrétaire de Jean-Moulin, on lui parle des Compagnons de la Libération, la vieille dame réplique : "Combien y-a-t-il eu de femmes compagnons?" On connaît la réponse : six sur 1.036, cela fait peu… Marie-José, elle aussi, n’a jamais cessé de lutter.
"Nous tenions à rester des êtres pensants"
Quand elle est arrêtée par les Allemands le 22 mai 1942, elle n’a pas 19 ans. Elle est emprisonnée à Rennes, puis à Angers, la Santé et Fresnes. Dans une cellule, la jeune fille grave alors la dernière strophe du poème d’Alfred de Vigny, La mort du loup : "Fais énergiquement ta longue et lourde tâche / dans la voie où le Sort a voulu t’appeler / Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler." Digne. Fin juillet 1943, elle arrive au camp de concentration de Ravensbrück. Déportée politique, Natch und Nebel, nuit et brouillard.
Elle travaille au terrassement, puis pour Siemens au sein du camp. Elle découvre les appels, les brimades, la faim et les "lapins", ces jeunes déportées utilisées comme cobayes… Mais sa mère est avec elle. Et la solidarité aide à tenir. Avec d’autres déportées, elles forment une chorale. En cachette, dans les ateliers, les déportées fabriquent de petits présents. Marie-José nous montre les objets qu’elle a conservés : des boucles d’oreilles taillées dans des interrupteurs Siemens, un chapelet en fil électrique, une minuscule croix de lorraine ou un mouchoir brodé… "Nous tenions à rester des êtres pensants en offrant quelque chose aux anniversaires, même un poème."
Fille d’un pédiatre et d’une sage-femme, la jeune fille finit par être embauchée au Riever (l’infirmerie) à la chambre des enfants en septembre 1944, "la période la plus terrible, la plus douloureuse" de sa déportation. Pendant longtemps, elle aura du mal à s’en remettre. Impossible d’oublier Barbara, la petite polonaise qu’elle a "adoptée", la petite Marie-France semblable à une poupée de cire ou cette Italienne qu’il faut nourrir à la petite cuillère. Tous ces nourrissons qui, rapidement, ressemblent à des vieillards et meurent. Après la guerre, elle se jure de ne jamais retravailler avec des enfants. Enceinte, elle s’inquiète : "Est-ce que j’aurai, moi, un bébé vivant… après tous ces bébés morts?"
Une infatigable militante
Mais la vie est faite de paradoxes. Après une formation en ethno-anthropologie, suivi d’un certificat de biologie, elle fait de la psycho-sociologie. Pendant cinq ans, elle prépare une thèse avec un ponte de la pédopsychiatrie : "Je craignais que ce soit trop douloureux, mais ce fut positif." Elle s’intéresse ensuite à la place des enfants dans la société, travaille sur la convention internationale des droits de l’enfant. Côté privé, elle épouse Paul-Henry Chombart de Lauwe, un ethnologue, ancien résistant. Ensemble, ils ont quatre enfants : "Geneviève de Gaulle me l’avait dit : C’est en donnant la vie que la vie nous est rendue. Elle avait raison…"
A l’époque, Marie-Jo ne témoigne pas. Mais voilà qu’éclate la guerre d’Algérie, à la fin des années 50, et que l’on parle à nouveau de tortures. Insupportable pour cette résistante: "Mon sang n’a fait qu’un tour, c’était reparti!" Elle dénonce aussi les dictatures d’Amérique Latine qui hébergent d’anciens SS, condamne les interventions militaires à Prague, monte au créneau face aux négationnistes, combat tous les activistes d’extrême droite. Elle adhère quelques années au PS. Mais son engagement véritable, c’est son adhésion à la Ligue des Droits de l’Homme, en 1982. Elle y préside durant de longues années une commission consacrée aux droits de l’enfant.
En parallèle, l’infatigable militante adhère à différentes associations de déportés. Mais le nombre de témoins décline. Aux réunions de l’Amicale de Ravensbrück, l’assemblée se réduit comme peau de chagrin. En 1996, suite au décès de son amie Marie-Claude Vaillant-Couturier, elle prend la tête de la Fondation pour la mémoire de la déportation. Le passé laisse des traces. Quand elle est faite Grand-Croix de la Légion d’honneur en 2012, les trois bébés Français rescapés de Ravensbrück figurent parmi les invités. Et Marie-Jo continue, inlassablement, à témoigner devant les élèves. Il y a quinze jours, elle était encore dans un lycée d’Angers. Ce genre de rencontre, assure Marie-José, "c’est de l’instruction civique".
Un roman, paru à la rentrée, évoque la chambre des nourrissons qui exista réellement dans le camp de concentration. Alors déportée, Marie-José Chombart de Lauwe fut affectée en septembre 1944. Elle témoigne.
Une fiction à propos des bébés de Ravensbrück… Au départ, l'idée ne lui plaisait pas beaucoup. Car pour Marie-José Chombart de Lauwe, la Kinderzimmer, le sujet du roman de Valentine Goby paru à la rentrée (Acte Sud), renvoie à la "période la plus douloureuse" de sa déportation, ces mois où elle fut l'une des puéricultrices de la "chambre des nourrissons". Mais finalement la vieille dame de 90 ans a apprécié le livre: "Valentine est venue chez moi, nous avons longuement discuté. Son récit traduit bien l'ambiance et peut toucher un public différent."
Qui connaît en effet l'existence de ce block? Au camp de concentration de Ravensbrück, les déportées enceintes furent d'abord obligées d'avorter, parfois jusqu'au huitième mois*. Les enfants furent ensuite étranglés ou noyés devant leur mère**. En septembre 1944, on décida de les laisser en vie. "Les médecins et les infirmières nazies sentaient venir la fin de la guerre", avance Marie-Jo, l'ancienne résistante déportée en 1943. La Kinderzimmer est créée : une petite pièce toute en longueur avec une fenêtre, un lavabo d'eau froide, deux châlits de deux étages. Et, sur chaque paillasse, une série de nouveaux nés couchés en travers sous une même couverture.
"Très rapidement, les bébés déclinaient
et mouraient"
Fille d'un pédiatre et d'une sage-femme, la jeune fille est affectée là en septembre 1944. Un choc : "Les bébés prenaient assez vite des visages de vieillards et ils mouraient. Parfois en quelques jours. Parfois ils tenaient un mois, deux mois, exceptionnellement jusqu'à trois mois." Tout est consigné dans un registre des naissances. Soixante-dix ans plus tard, dans son pavillon de banlieue parisienne, Marie-José nous montre le double : "Tout ce qui est noté en rouge, cela signifie mort. On mettait un diagnostic : diarrhée, infection pulmonaire… En fait, ils mouraient de grande misère." Car les petits manquent de tout. Après l'accouchement, ils sont amenés là avec deux couches, une chemise et un bout de couverture. Marie-Jo apprend vite : "Il faut laisser crier un enfant mouillé sans le changer, sinon il n'y aura plus de couches le soir"***. La "nursery" n'a droit qu'à deux briques de charbon par jour : de quoi chauffer la pièce une heure ou deux. Les nourrissons sont mordus par des rats. Tous les matins, vers 5-6 heures, les mères tapent à la porte et prennent leur enfant : "Elles tentaient de leur donner le sein. Certaines avaient un peu de lait après l'accouchement, mais pas longtemps." La Kinderzimmer se voit remettre un pot de lait en poudre par jour. Un pot pour dix, vingt, trente bébés…
Alors les "nurses" font appel à la solidarité. Une collecte est faite, en cachette, pour récupérer des bouts d'étoffe. On échange des rations de pain contre un peu de bois pour alimenter le poêle. "Le camp était une véritable ville. Certaines travaillaient en atelier, au Riever, à la cuisine… Les camarades nous ont trouvé dix petites bouteilles pour faire des biberons", explique-t-elle. "Une infirmière a volé une paire de gants en caoutchouc au médecin-chef. Dans les dix doigts, nous avons taillé dix tétines! Évidemment, le lait n'était jamais bouilli, les bébés tétaient comme ils pouvaient, c'était du bricolage..." Marie-Jo et ses deux collègues s'occupent des enfants douze à treize heures par jour. En fichu et tablier blancs. En apparence, tout doit être rangé. "Très rapidement, les bébés déclinaient et mouraient. Et il en venait toujours un peu plus parce que les femmes étaient déportées de partout." Les morts laissent la place aux derniers nés, bientôt malades eux aussi. Un cercle infernal. Les mères, elles, sont inconsolables. Certaines, ayant encore du lait, acceptent de nourrir le bébé d'une autre. Quelques jours de survie en plus.
31 bébés libérés pour 522 naissances
Comment oublier tous ces disparus? Ces jumeaux russes, cette petite italienne épuisée qu'il faut nourrir à la petite cuillère, la petite Marie-France, née avant terme, qui ressemble à une poupée de cire? Ou ces deux fillettes belges aussi, qui ont entre un an et dix-huit mois à leur arrivée au camp : "La première, une petite blonde, est morte très vite. L'autre, avec de grands yeux noirs, des boucles brunes, a lutté un moment." Et puis il y a les orphelins. "Nos bébés", les appelle Marie-Jo. Parmi eux, Barbara, une petite Polonaise aux immenses yeux bleus. L'infirmière la sauve d'une pneumonie, mais elle est emportée par la dysenterie. "J'ai souvent dit à ma fille aînée : "Tu es ma seconde fille." Mes enfants savent qu'avant eux il y a eu ces bébés morts. Ce n'est pas facile à porter pour eux non plus", raconte la vieille dame.
A Ravensbrück, la puéricultrice dépose les petits cadavres à la Keller : "La cave où des mortes étaient entassées, souvent les bras et les jambes noirs, gelés. Les yeux ouverts, la bouche aussi, comme si elles criaient de terreur. Les dents en or arrachées étaient rangées sur une tablette. La première fois, j'étais en larmes, je n'arrivais pas à poser les bébés -pour moi, ils étaient encore un peu vivants- dans ce tas de mortes hurlantes." Elle continue à se battre : "Nous nous disions : il faut tenir, la fin de la guerre approche, certains seront peut-être sauvés…" Au total, parmi les 522 naissances enregistrées entre le 19 septembre 1944 et le 22 avril 1945, 31 enfants ont été libérés*. "Ceux qui ont survécu sont nés tout à fait à la fin", précise l'ancienne employée du Riever, aujourd'hui présidente de la Fondation pour la mémoire de la déportation. Parmi ces rescapés figurent trois Français. Jean-Claude Passerat, qui put quitter le camp en janvier 1945 avec sa mère, envoyée travailler à la ferme. Guy Poirot et Sylvie Aymler, eux, ont été cachés sous les jupes des déportées puis dissimulés dans un convoi de la Croix Rouge en avril 1945. Marie-Jo Chombart de Lauwe prend encore des nouvelles de ces trois "bébés" bientôt septuagénaires. Trois raisons d'espérer au cœur des ténèbres.
* Ravensbrück, Bernhard Strebel (Fayard)
** Les Françaises à Ravensbrück (Gallimard)
*** Toute une vie de résistance, Marie-Jo Chombart de Lauwe, FNDIRP
"Quand j’étais enfant, je savais que j’étais née à Ravensbrück, mais je croyais qu’il s’agissait d’un village comme un autre, quelque part en France. A 13 ans, ma mère m’a emmenée avec ma sœur à une exposition consacrée à ce camp de concentration. A l’entrée, elle m’a dit : 'Tu vas voir… tu es née là!' Ce fut un choc terrible. Ces photos de femmes décharnées. La chambre des folles. Mais cela m’a permis de comprendre cette espèce de mal être que je ressentais depuis toute petite. Je me doutais bien que je n’étais pas comme les autres : des gens me regardaient en pleurant, des inconnues me serraient dans leur bras, ma naissance restait mystérieuse...
Après cette exposition, j’ai beaucoup lu sur les camps, je voulais me documenter. Mais je l’ai mal vécu : je faisais des cauchemars, il me semblait revivre l’histoire. Avec maman, je n’en parlais jamais, je ne voulais pas lui faire de peine. On n’a jamais eu une relation très affectueuse. J’ai toujours eu l’impression que je lui rappelais de mauvais souvenirs. Ceci jusqu’à son décès, l’an dernier. Même chose pour mes anniversaires. J’étais contente de les souhaiter, mais je me disais que ce devait être douloureux pour elle de repenser au 21 mars 1945.
«A la maison, il était interdit de parler allemand.»
Les seules fois où j’ai entendu maman parler de sa déportation, c’était quand elle répondait aux interviews. Et quand elle a rédigé son livre J’ai donné la vie dans un camp de la mort en 1995, pour le cinquantenaire de la libération de Ravensbrück. Sa main droite commençait à être paralysée. Elle l’a donc écrit avec la journaliste Marcelle Routier, et j’ai assisté à tous leurs entretiens.
Pour le reste, rien à voir avec Guy Poirot, l’autre bébé de Ravensbrück rapatrié en même temps que moi. On me l’a présenté le jour de l’exposition. Lui était au courant depuis longtemps. Sa mère l’emmenait dans les conférences, les pèlerinages du souvenir… Je l’ai vite considéré comme 'mon petit jumeau'. Il a été témoin à mon mariage. Avec lui, je parlais franchement. On s’écrivait beaucoup. C’était souvent lui qui me disait : 'Il parait qu’au camp…'
A la maison, il était interdit de parler allemand. Je n’avais pas le droit de porter des bottes car cela rappelait à maman le bruit des pas des kapos. C’était lourd à porter. Mon mariage, lui aussi, a été une épreuve. J’aurais aimé une cérémonie tranquille. Mais ma mère et mon père adoptif tenaient à ce que ce soit médiatisé. Toute la presse était là. J’ai fait la Une : 'L’enfant de Ravensbrück se marie.' Il y avait des hommes politiques. J’ai même dû répondre au général de Gaulle au téléphone, j’étais terrorisée. Mon mari et moi avons ensuite reçu une cinquantaine de lettres. La moitié très chaleureuse, notamment de personnes ayant connu mon père, un grand résistant mort en déportation. L’autre moitié insultante, affirmant que les camps n’existaient pas… Alors nous avons décidé de nous préserver.
En dehors d’un cercle restreint, je ne parle pas de ma naissance. Je l’ai caché à mes camarades de classe. Je ne l’ai pas dit à mon travail. Je ne veux pas être un porte-drapeau. J’ai témoigné une fois dans un collège en 2008, parce que le principal était un ami. J’ai aussi parlé devant l’Assemblée nationale. Pendant très longtemps, j’ai participé à une cérémonie en l’honneur des déportés organisée à l’hôtel Lutetia (qui les accueillit au retour des camps, Ndlr) : chaque année, j’étais chargée de remettre le bouquet aux organisateurs. Je trouvais cela difficile. Je n’ai pas envie d’être un symbole. Je n’ai jamais voulu aller à Ravensbrück, ni dans un autre camp. Je ne peux pas. A 29 ans, je me suis rendue au camp du Struthof (seul camp de concentration construit sur le territoire français, Ndlr) en compagnie de Guy Poirot et Jean-Claude Passerat à l’occasion d’une commémoration organisée par le président Giscard d’Estaing, mais je n’ai pas réussi à franchir la porte.
«Eva Perron, la femme du président argentin
a voulu m'adopter.»
C’est très dur d’avoir pour mère une héroïne. Je ne me suis jamais sentie à la hauteur. Il me semblait que pour faire oublier ce drame, je devais être parfaite. J’ai été secrétaire dans l’Education nationale, puis j’ai vendu des livres, cela m’a beaucoup plu. Mais à chaque fois, j’ai eu le sentiment que ma mère me regardait avec mépris. Que pour elle, j’étais banale.
Quand j’étais petite, Eva Peron, la femme du président de l’Argentine, a proposé à maman de m’adopter. Elle ne pouvait pas avoir d’enfants, elle avait flashé sur moi, la petite blonde aux yeux bleus née à Ravensbrück. Une façon de faire oublier que son pays accueillait d’anciens nazis! Cette histoire m’a beaucoup perturbée. Comment se fait-il qu’elle ait voulu m’adopter moi? Je me suis dit que j’avais peut-être été dans un orphelinat…
Dans le roman de Valentine Goby, il y a d’ailleurs une histoire de substitution d’enfants : une mère perd son bébé et 'adopte' celui d’une autre. Je me suis demandé, après l’avoir lu, si j’étais vraiment la fille biologique de maman. Peut-être que moi aussi, je suis l’enfant d’une autre déportée…"
Marie Quenet - Le Journal du Dimanche
VIDEO - Marie-José Chombart de Lauwe, déportée au camp de concentration, fut affectée à la "Kinderzimmer" en septembre 1944. Elle témoigne pour le JDD.
Aujourd’hui présidente de la Fondation pour la mémoire de la déportation, Marie-José Chombart de Lauwe se souvient pour le JDD de ces nourrissons, de Barbara, cette petite polonaise qu’elle considéra comme sa première fille, et de la keller, "l’enfer de Dante", la cave où elle devait ensuite déposer les petits cadavres.