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Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie

Le rejet des historiens

(Article du journal algérien El Watan)

 

 

De nombreux historiens au fait du sujet expriment tout leur scepticisme quant à cette fondation, dont ils se tiennent à l’écart.

La  Fondation pour la mémoire, qu’il a installée hier matin aux Invalides,  n’a pas fini de susciter la polémique. Selon le secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, Hubert Falco,  elle a vocation à devenir «l’outil indépendant dont nous avons besoin, ici, comme de part et d’autre de la Méditerranée, pour parcourir ensemble ce chemin de mémoire, celui de toutes les mémoires, qui n’occulte aucune mémoire !» Pourtant, cette fondation soulève la réserve d’éminents historiens spécialistes de la période et des événements en question et d’autres porteurs de mémoire, à l’instar de  la FNACA.

Cette structure va fonctionner pour partie sur fonds publics, à hauteur de 3 millions d’euros environ, et pour une autre sur fonds privés à hauteur de 4 millions d’euros. Les structures associatives qui ont apporté une contribution sont les Gueules cassées, la Fédération de la ligne Maginot et le Souvenir français. Ayant rang de fondateurs, ces associations font partie de fait du conseil d’administration. Les associations qui, semble-t-il, n’ont pu apporter de contribution financière ne font pas partie des donateurs et n’ont donc pas accès au conseil d’administration. Ainsi, Wladyslas Marek, le président, la Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et Tunisie (Fnaca), qui rassemble le plus grand nombre d’anciens appelés, réagit : «C’est l’argent qui sert de critère. Le conseil d’administration ne reflète pas la diversité nécessaire. Or il faut aborder cette guerre avec objectivité. Nous allons observer cette structure de l’extérieur avec circonspection.»

Les associations de harkis ne sont également pas représentées dans la nouvelle structure. Le conseil d’administration de la fondation, qui s’est réuni hier matin, devait élire Claude Bébéar, ancien PDG d’AXA, ancien appelé en Algérie,  à sa présidence.
«La Fondation est au service de l’histoire. Elle doit faire avancer la recherche historique et être ouverte à tous. La réconciliation ne passe ni par l’oubli ni par la falsification de la réalité, mais par le fait de regarder les réalités. La Fondation doit être ouverte à tous : historiens, scientifiques, militaires français, harkis, rapatriés, proches du FLN ou sympathisants de l’OAS», a déclaré le ministre dans un entretien à France Soir, hier.

La part belle aux «nostalgériques»

De très nombreux historiens au fait du sujet expriment tout leur scepticisme quant à cet objectif et se tiennent à l’écart de cette fondation.
Pour l’historienne Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre d’Algérie, cette Fondation  vise surtout à flatter «les nostalgiques de l’Algérie française à des fins électoralistes». Selon Gilles Manceron, spécialiste du colonialisme et vice-président de la Ligue des droits de l’homme, les associations membres de la Fondation comptent dans leur rang des généraux signataires d’un manifeste qui «justifie et minimise l’usage de la torture en Algérie». L’historien Jean-Pierre Rioux redoute, lui, que «la vision des rapatriés soit privilégiée». «Rien n’est prévu pour associer les Algériens», précise-t-il.

Selon l’historien Olivier Le Cour Grandmaison, «cette Fondation s’inscrit dans le droit fil de la loi scélérate du 23 février 2005 dont elle est le prolongement institutionnel. A ce titre elle ne fait que confirmer l’offensive actuelle de la majorité et son désir de soumettre, sous prétexte de mémoire, l’histoire de la guerre d’Algérie à des impératifs de politique intérieure. C’est pourquoi tous ceux qui sont attachés à l’indépendance indispensable de la recherche doivent refuser d’être associés, sous quelque forme que ce soit, à cette initiative» (interview à El Watan du 13 février 2010, ndlr). Et il rappelle que la loi du 23 février 2005 a émané  d’un lobby activiste de nostalgiques de l’Algérie française qui se sont appuyés, ou qui ont fait pression, sur des élus de la majorité, représentant en particulier les circonscriptions du Sud-Est, là où ont fleuri les stèles d’hommage à l’OAS : Nice, Toulon, Marignane, Perpignan, etc.

La Ligue des droits de l’homme (LDH) s’interroge, elle aussi : «Quel crédit accorder à une Fondation créée par un Etat qui a été incapable à ce jour de reconnaître son implication première et essentielle (…) dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie ?» (journal La Marseillaise du 14 août 2010).  La LDH  s’interroge également sur l’ «opportunité » de confier la mise en place d’une telle Fondation à «un homme politique qui n’hésite pas à faire régulièrement fleurir un monument d’hommage aux ‘martyrs de l’Algérie française’». Hubert Falco est également maire de Toulon depuis 2001 et président de la communauté d’agglomération de ce grand port militaire (depuis 2002), après avoir été président du conseil général du Var de 1994 à 2002.

5 millions de personnes concernées par la guerre d’Algérie en France

Selon le défunt historien Claude Liauzu (El Watan du 21 avril 2005), «cette volonté de mémoire renvoie à des transformations culturelles profondes, à un malaise de l’identité française. Il est alors évident que des sensibilités se tournent vers le passé et que des forces cherchent à instrumentaliser ce malaise, s’emparent du passé pour contrôler le présent soit pour défendre la nation, soit pour la critiquer. C’est pour moi un signe de crise grave. Je suis inquiet. La mémoire de la société française, c’est un capital que des forces très opposées, de l’extrême droite à l’extrême gauche, cherchent à utiliser. C’est dangereux, il faut réfléchir à cela. Comment prendre en charge cette question ? Aujourd’hui, la nation a submergé la République».

L’historien Gilbert Meynier (El Watan du 11 décembre 2007), précise qu’«il existe nombre de pieds-noirs — j’en connais plusieurs dans ma région lyonnaise — qui ne partagent pas les vues simplistes dichotomiques de leurs groupes mémoriels : c’est le cas à l’association Coup de soleil présidée par Georges Morin, député de l’Isère, qui a été instituteur à Constantine ; de même, il existe des descendants de harkis qui ont une vraie parole citoyenne — comme l’association Harkis et droits de l’homme, présidée par Fatima Besnaci-Lancou».

Certains rappels du travail d’historien et des règles qui le régissent sont nécessaires. Mohamed Harbi et Benjamin Stora dans La Guerre d’Algérie – 1954-2004 ; La fin de l’amnésie. De la mémoire à l’histoire (éditions Robert Laffont, 2004), rappellent : «Au total plus de 5 millions de personnes, dans la France de ce début du XXIe siècle, sont directement concernées par la guerre d’Algérie. Avec des expériences très partielles, très individualisées, très différentes, où il se révèle difficile de délimiter les souvenirs communs. L’Algérie du début d’une guerre qui ne veut pas dire son nom, en 1954, n’est pas l’Algérie de la folie, de la haine ou de la liesse de l’année 1962. Dans la France actuelle, les groupes porteurs d’une mémoire enfouie se sont longtemps réfugiés dans le non-dit… Avec ses ambiguités, les contradictions militaro-politiques de son dénouement, la guerre d’Algérie est longtemps demeurée à demi-taboue… Longtemps la mémoire des acteurs a pesé lourdement sur l’écriture des événements de cette période.»

Pourquoi pas une fondation franco-algérienne pour l’histoire totalement indépendante ?

Les deux historiens avaient également prévenu que «la construction du discours historique se fait dans la multiplicité des points de vue et en fonction des interrogations de chacun. Mais le traitement doit demeurer objectif et le conflit sur la méthode reste analogue à celui que connaissent toutes les recherches scientifiques».
Pour sa part Charles-Robert Ageron, dans une interview qu’il nous avait accordée en 2003, signale qu’«on peut se servir de la mémoire pour aboutir à la vérité historique. Pour y arriver, il ne faut pas se contenter de mémoire, il faut la repasser au crible. Elle aide à reconstruire le passé. C’est une remémoration personnelle. Mais interroger quelqu’un sur le moment et dix ans après, ce n’est pas la même chose».

Gilbert Meynier (El Watan, avril 2005) souligne : «Les missions de l’historien n’ont pas à être reprécisées, en tout cas par aucun pouvoir d’Etat ni aucun pouvoir d’aucune sorte. L’historien a naturellement un rôle social dans les sociétés dans lesquelles il se meut. C’est à lui seul, en conscience, de définir la portée de cette fonction sociale, en corrélation avec la demande sociale, et en aucun cas à des pouvoirs qui ont souvent la mauvaise habitude de manipuler l’histoire dans le sens de leurs intérêts.»
Le mouvement de protestation du collectif d’historiens qui s’était constitué contre la loi du 23 février 2005, notamment son article 4, était fondé sur l’idée que «la recherche et l’enseignement doivent rester libres de toute injonction politique».

Pourquoi pas une Fondation franco-algérienne pour l’histoire totalement indépendante, préconisent ces historiens. «La fondation envisagée, si elle s’avérait prisonnière des associations de rapatriés pieds-noirs et harki(s) auxquelles s’adresse l’ensemble de la loi, ne serait alors pas un lieu pour historiens.»
Reste à méditer ce propos  de André Mandouze, par les politiques français mais aussi algériens  : «(…) Je voudrais qu’ils (l’Etat algérien et l’Etat français, ndlr) progressent dans la vérité, l’un et l’autre. On n’arrange pas la vérité, on se soumet à la vérité» (El Watan).



 

 

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