Le 25 juin 1962, soit quatre jours avant de quitter Oran, l'OAS fait sauter les dépôts de la British Petroleum. DR
http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-guerre-d-algerie-50-ans-apres_1094424.html
Dans la production foisonnante sur le cinquantenaire de l'indépendance, des documents se penchent avec finesse sur le crépuscule de l'Algérie française.
En ce 5 juillet 1962, de nombreux musulmans d'Oran se rendent sur les rives du Petit Lac, où les flamants roses et les grues font halte à chaque migration. Ils célèbrent l'indépendance de l'Algérie. L'activité y est inhabituelle, les clameurs se mêlent aux youyous des femmes. Soudain, plusieurs véhicules bâchés débarquent des Européens capturés. Les soldats s'apprêtent à les abattre lorsqu'ils sont bousculés par des civils armés de couteaux, de haches, qui se chargent du sale travail. Dans le centre d'Oran se déroulent des scènes similaires. Les troupes françaises, 18 000 hommes sous les ordres du général Katz, ne bronchent pas. De Gaulle n'avait-il pas déclaré, à propos des pieds-noirs : "Eh bien, ils souffriront..." ? Seuls quelques officiers sauvent l'honneur en contrevenant aux ordres, comme le lieutenant Rabah Khelif, un ancien d'Indochine, qui libère des victimes des mains des ravisseurs. Au total, 700 Européens périssent. Il faudrait y ajouter les musulmans victimes de règlements de comptes et jamais dénombrés. Guillaume Zeller, journaliste et petit-fils de l'un des quatre généraux putschistes de 1961, reconstitue rigoureusement ce "massacre oublié", "cette page honteuse de l'histoire française", selon le spécialiste Benjamin Stora.
Ce 5 juillet 1962, Oran, la ville de naissance d'Yves Saint Laurent, de Nicole Garcia, d'Alain Chabat et d'Etienne Daho n'a plus rien à voir avec ces plages où "tous les matins d'été ont l'air d'être les premiers du monde", comme l'écrivait Camus. Les pieds-noirs n'ont jamais été aussi seuls. L'OAS a quitté la ville le 29 juin. Quatre jours plus tôt, l'armée secrète avait, en un ultime baroud, fait sauter les dépôts de la British Petroleum sur les docks, libérant 50 millions de litres de pétrole. Les flammes s'élevaient dans le ciel à une hauteur de 150 mètres.
"Rendre l'Algérie telle qu'elle était en 1830"
Depuis les revers du printemps -accords d'Evian, échec de l'insurrection de Bab-el-Oued, fusillade de la rue d'Isly, arrestations des principales têtes de l'organisation, Jouhaud, Degueldre, Salan- l'OAS a disparu "en tant qu'organisation structurée", constate Jean-Jacques Susini, ex-n° 2 de l'OAS, dans de passionnants entretiens. L'ancien élève des jésuites de Notre-Dame-d'Afrique, passionné de grec et de latin - il rêve d'une agrégation de lettres classiques - venait d'échouer dans son rapprochement avec l'aile modérée du FLN. Il jeta alors ses dernières forces dans la politique de la terre brûlée : "Nous étions décidés à rendre l'Algérie aux musulmans telle qu'elle était en 1830, quand les Français s'y sont installés." Pour "remonter la pente", explique Susini, trois conditions auraient dû être réunies : le départ du général de Gaulle, le ralliement massif de militaires et, d'abord, l'armement des Européens. Le cahier des charges était lourd.
La guerre d'Algérie est finie le 19 mars 1962. Officiellement. Pas dans les têtes. Comme si un conflit aussi sanglant "pouvait s'éteindre du jour au lendemain", corrige l'historien Benjamin Stora, dans La Guerre d'Algérie expliquée à tous : "[...] ce conflit a duré plus de sept ans. Il a été d'une cruauté terrible. Il a divisé non seulement les Algériens et les Français, mais aussi les Algériens entre eux et les Français entre eux". Le bilan : 500000 morts, dont 400000 musulmans, 4000 pieds-noirs, 30000 soldats français, entre 15000 et 30000 harkis.
Malgré tout, 200000 pieds-noirs - 1 sur 5, ce n'est pas rien - ont décidé de rester sur leur terre natale. Parmi eux, Guy Bonifacio, 22 ans à l'indépendance. Son père était propriétaire d'un garage "réparation et ventes" de motocycles. Etudiant en deuxième année à l'école de commerce de Toulouse en 1962, Guy n'a vu ni Oran en flammes ni le départ des pieds-noirs. Personne dans sa famille, n'a songé à partir. La maison, avec un grand jardin, venait juste d'être finie ! Lorsque Guy retourne au pays, et que le bus, pris à l'aéroport, croise une voiture à contresens, il se dit : "Tiens, c'est ça, l'indépendance !" Autre surprise : la musique arabe dans les ex-cafés européens du centre-ville. Guy Bonifacio sera comptable à Oran. Il aime cette vie, malgré quelques mésaventures. En mai 1973, son père et son frère sont jetés en prison pour une hypothétique infraction à la réglementation des changes. Il s'agit en réalité d'un message musclé de l'Algérie de Boumediene aux autorités françaises, alors que les relations entre les deux pays se crispent (nationalisation des hydrocarbures, soutien d'Alger au Polisario).
Récit de la guerre "à hauteur d'enfant"
En 1994, en pleine guerre civile, et après les assassinats d'Européens, Guy se résout à partir pour la France. En 2000, il se réinstalle définitivement à Oran, même si "les islamistes ont fait entrer le pays dans un terrible processus de régression". Il connaît tout le monde, tout le monde le connaît. Les plus jeunes, pour qui c'est de l'histoire ancienne, l'appellent le "Français à la BMW". Guy Bonifacio est l'un des 15 pieds-noirs dont Pierre Daum dresse le portrait dans Ni valise ni cercueil, la première étude approfondie sur le sujet. Et sans doute le livre le plus original de cette production.
Dans les mémoires, la guerre n'est pas finie. Y compris pour la génération d'après, pour cette femme née à Oran qui se surprend à pleurer en découvrant, en 2002, à la Une d'un journal la photo en noir et blanc d'une petite fille dans les bras de son père, sur un paquebot. Cette petite fille lui ressemble à elle, Brigitte Benkemoun. La journaliste raconte dans un livre sensible "la guerre d'Algérie à hauteur d'enfant", la quête et la reconstruction d'un passé qui ne passe pas. En exergue, une phrase résume le drame : "On ne vient jamais pour la première fois en Algérie. On ne la quitte jamais pour toujours" (Malek Haddad).